Les Bonnes Pages

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Jean Elie Prosper, Mini-Biblio, 1989

Jean Jonassaint

Tous nos fers au feu !   

Au siècle dernier, pensant à une traduction haïtienne de L’Espace haïtien de feu Georges Anglade (1974), un ami économiste me demanda quel serait le coût d’un passage au créole en Haïti (s’entend ici un usage exclusif, du moins dominant dans toutes les sphères d’activités de la langue populaire haïtienne) ? Des décennies plus tard, un autre ami, celui-là linguiste, me demanda qu’aurait-on à perdre si le français n’était plus d’usage en Haïti (autrement dit : si les Haïtiens (instruits) ne maîtrisaient plus le français) ? 

Les réponses à ces deux questions sont urgentes, mais une, la seconde, me paraît aujourd’hui la plus impérative, j’y réponds comme suit : en plus d’un risque d’isolement (notre vernaculaire étant limité à notre seul espace), on perdrait à jamais une bonne part de notre mémoire collective, de notre héritage culturel, de notre apport singulier à la commune humanité. En effet, bien avant l’Indépendance, les textes qui forgent l’histoire nationale ont été écrits presqu’exclusivement en français. Je pense, entre autres, au « journal de l’Armée indigène » dont, au mieux de mes connaissances, nous n’avons aucune trace explicite ou près, à part celle laissée dans le premier ouvrage publié en Haïti, Mémoires pour servir à l’histoire d’Hayti de Boisrond-Tonnere (1804). C’est aussi la langue de la correspondance de Toussaint Louverture, de toutes nos constitutions sans compter nos recueils de lois et règlements, des ordonnances de Dessalines et bien sûr sa Proclamation aux Gonaïves le 1er janvier 1804 réaffirmant la volonté des Indigènes de défendre l’indépendance de Saint-Domingue devenu ce jour même Hayti, nous renouant du coup à notre part amérindienne. 

Même le Roi Henry, si proche du monde anglo-saxon (voir sa correspondance avec Thomas Clarkson), qui, semble-t-il, se laissait ou faisait chanter « God Save the King » lors de grandes manifestations — voir : Jean Comhaire, « A Royal Birthday In Haiti (15th August, 1816—, choisit le français pour son Code Henry (1812). C’est également le français que cent ans après l’indépendance, le romancier Justin Lhérisson choisit pour écrire l’hymne national, La Dessalinienne

Je comprends, qu’aujourd’hui, des Haïtiens ou descendants d’Haïtiens, déjà coupés de nos patrimoines culturels, souhaiteraient divorcer d’avec la langue française, oubliant que nous Haïtiens, nous l’avons transformée positivement en y introduisant de nouveaux sens à des termes comme indépendance, colonisation, colonial… 

Et d’autres compatriotes, tout aussi de bonne foi, clament : on peut traduire ! Oui, on peut traduire, mais à quel prix ? Par ailleurs, avons-nous les ressources humaines et financières pour traduire même le 10e   de notre production d’imprimés (livres, brochures, articles…) depuis plus de deux siècles ? 

Pire, traduire, c’est trahir, disent les Italiens — donc, perte. Sommes-nous prêts à jeter tout cet héritage, à assumer cette perte de la mémoire nationale ? Non ! Profitons tant de nos proverbes ou des lodyans de Maurice Sixto que de la poésie de Magloire-Saint-Aude, des romans de Marie Chauvet ou de Makenzy Orcel, des travaux de Pradel Pompilus et Yolaine Parisot… Gardons tous nos fers au feu !.. 

En effet, même nos écrivains qui ont écrit ou écrivent en langue haïtienne comme Oswald Durand, Georges Sylvain, Frankétienne, Georges Castera, Evelyne Trouillot, Maximilien Laroche, Marie-Célie Agnant, la plus importante part de leur œuvre est en français, comme nos principaux périodiques : Le Nouvelliste, Le Matin, Le Moniteur, Le Petit Samedi Soir, Conjonction

Tout cela pour rappeler que nos ancêtres soient nés en Afrique ou ailleurs, Haïtiens nous sommes, à un niveau ou un autre, enracinés dans la France révolutionnaire ou non que nous mimons trop souvent sans même nous en rendre compte, comme ces soirs où nous ouvrons nos soirées de contes avec la formule « Cric ? Crac ? », celle-là même qu’on retrouve dans l’oralité du Midi de la France, comme nous le rappelait déjà en 1937, Suzanne Comhaire-Sylvain dans Les Contes haïtiens 1ère partie. Maman d’leau : origine immédiate et extension en Amérique, Afrique et Europe occidentale (p. 76).  Voilà pourquoi, du moins en partie, en ouverture de cette publication, à la rubrique « Les Bonnes pages », je souhaiterais attirer l’attention sur le texte fondateur de la nation : la Proclamation de Dessalines aux Gonaïves le 1er janvier 1804 où déjà se dessinent de grands traits de notre littérature : notre français haïtien, notre tragique, notre rhétorique nationaliste…

Et le Général en chef de l’Armée indigène dans ce discours semble même annoncer notre destin actuel quand il clame : « […] et si jamais tu refusais ou recevais en murmurant les lois que le génie qui veuille à tes destins me dictera pour ton bonheur, tu mériterais le sort des peuples ingrats. »


Bonne lecture !

Si vous avez des commentaires ou suggestions, n’hésitez pas à nous écrire. Par avance, un grand merci.


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