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Claude Moïse
Ce que je croyais, ce que je crois encore
Liberté, citoyenneté, solidarité

ISBN papier: 978-2-89454-568-3
© 2023 Éditions du Cidihca, Montréal

Liminaire

Je suis né mille fois, de petits et de grands moments de ma vie. Je leur dois souvent des étonnements ravis et, malgré les déboires, la volonté d’avancer et souvent la quête de nouvelles émotions. Je pars de mon expérience de vie et je dis : ce dont on a vécu et qui nous a enrichi ne se perd pas. Il faut bien le méditer pour éviter les embûches et pour y puiser le courage sinon la joie de continuer sa route. Et puis, il est réconfortant de s’attarder à ce dont on se souvient comme à un rêve qui se prolonge.

Comment, pour reprendre les propos du poète Hölderlin, « vaincre les limites étroites du temps de notre vie » sinon que de prendre appui sur un passé qui résiste, qui offre matière à réflexion et dans lequel on peut puiser pour construire l’avenir ? Pour vouloir un monde meilleur qui porte toute une charge d’expériences, pour changer la vie, faut-il être en mesure de bien regarder le chemin parcouru et comprendre les épreuves du temps présent. 

À l’épreuve de la vie j’ai découvert que les engagements sont de deux ordres : individuels et collectifs et de toute nature : politiques, militants, intellectuels, citoyens, affectifs ou autres. Quel que soit le plan sous lequel on les envisage, ils procèdent d’une volonté personnelle. D’une éthique aussi. De là, peu à peu j’ai appris à choisir de vivre, à comprendre que la vie est nichée dans les pierres et les arbres, chez les bêtes et les hommes, sur la terre et dans le ciel. 

Comme d’autres, j’ai appris chemin faisant à dire oui à la vie, ce qui signifie tout prendre d’elle : les amours, les passions, les instants de bonheur ; les détestations, les déceptions, les défaites, les deuils ; les solidarités, les grandes et les petites victoires ; les doutes, la rage de savoir et de partager. 

Dire oui à la vie, c’est aussi dire non à la médiocrité, à l’injustice, à la misère, à l’humiliation, au mépris. Comme Anténor Firmin nous croyons que « Dans tous les pays, le progrès ne devient tangible que lorsque les couches sociales inférieures qui forment toujours la majorité tendent à monter en intelligence, en dignité et en bien-être. » 

Dire oui à la vie, c’est aussi admettre que personne n’est vacciné contre l’erreur, mais en même temps c’est refuser le simplisme et se colleter à la complexité des choses humaines ; c’est accepter de se coltiner avec les détails, de tenir compte des limitations sans renoncer aux principes, car si la vie est, au départ, un cadeau ou une imposition, elle devient un choix avec le temps.

Gonaïves

Je vis intensément avec mes souvenirs. D’abord ceux de ma ville natale, Gonaïves, où je vécus moins du quart de ma vie : le temps de mon enfance et de mon adolescence dont je me nourris encore. En 1994 je dois à l’invitation de l’ALGOMO (Alliance Gonaïvienne de Montréal) de parler de Gonaïves aux Gonaïviens et Gonaïviennes et aux autres compatriotes invités. Quoi de plus exaltant de prononcer cette conférence en cette année qui précède de dix ans le 200è anniversaire de l’Indépendance nationale proclamée dans cette ville le premier janvier 1804 ? On peut imaginer la fébrilité des uns et des autres de faire une œuvre belle de commémoration bicentenaire sans pouvoir anticiper des déboires de la ville et des crises socio politiques qui éreinteraient le pays. 

Je leur exprimais sans gêne mes émotions en même temps que ma fierté de contribuer dans un élan de solidarité et de dédicace affectueuse à l’initiative de l’ALGOMO.

« C’est d’abord comme Gonaïvien plus que comme historien que j’ai accepté de m’exprimer devant vous ce soir, leur disais-je. C’est donc dire que mon intervention aura avant tout un caractère sentimental. C’est la première fois que l’occasion m’est offerte de parler de Gonaïves à des Gonaïviens et Gonaïviennes. J’en suis très fier.

« Tous et toutes ici ce soir, nous savons dans quel cadre est organisé cet événement. Celui du mouvement de sensibilisation à la commémoration du bicentenaire de l’indépendance. Notre assemblée n’a donc aucun caractère académique et je n’ai nullement la prétention de vous servir un discours scientifique. Pour moi, parler de Gonaïves, peu importe le sujet, constitue un prétexte pour communier dans des souvenirs émus de nos expériences communes, individuelles ou collectives. Chacun de nous porte en soi sa propre histoire vécue, celle de son quartier, de son enfance, de son adolescence, de ses amours et de ses amitiés, toutes choses qui conditionnent le départ dans la vie, qui constituent la combinaison primaire de la formation de sa personnalité et de la réalisation de son destin. Il nous suffit d’être là, ce soir, entre nous, toutes générations confondues de la terre salée, – ainsi désigne-t-on notre patelin – pour sentir passer le souffle du nordé impétueux qui alerte notre mémoire d’un passé inachevé. Mais laissons là toute éruption nostalgique. Après tout, nous sommes convoqués pour conjuguer au futur nos rêves gonaïviens, s’il en reste encore. Venons-en aux propos de cette causerie qui, si elle porte sur un certain passé, ne vise pas moins, selon le vœu de la direction de l’ALGOMO, à proposer une réflexion attentive et continue sur l’avenir de notre petite patrie forcément lié à celui de la nation haïtienne.

« Gonaïves dans l’histoire d’Haïti, ce n’est pas seulement l’honneur d’être le berceau de l’indépendance. La ville a une vie avant et après le 1er janvier 1804. Elle est d’abord une réalité géographique aux dimensions économique, démographique, sociale, politique… Son histoire est une totalité dans laquelle ces facteurs sont étroitement imbriqués. Je n’ai malheureusement ni le temps ni les moyens de me livrer à ce travail, qui devra être fait un jour et, de préférence, avant 2004. C’est une invitation aux jeunes chercheurs … Pour ce soir, je me contenterai de me consacrer à l’évocation de certains événements importants qui, de la période coloniale à aujourd’hui, ont jalonné l’histoire nationale et où l’on retrouve la marque de la ville»

Le souvenir de mon enfance à Gonaïves se raccroche à l’école primaire des Frères de l’Instruction Chrétienne, à quelques camarades certes, mais surtout à des lieux de rêve. Les excursions, sorties scolaires, promenades dans les campagnes environnantes : Bigot, Passe-Reine, Mapou, Poteau ; plus tard les voyages à Marchand jusqu’à Petite Rivière de l’Artibonite, les séjours à Pont-de-L ‘Ester où ma mère tenait une échoppe au grand marché de rue. Il m’est resté quelque chose de tenace, des traces indélébiles de mes vacances à Bassin dans le Kalmadè, à Labrande, à Bayonnais, à Marmelade et dans d’autres lieux de foisonnement d’odeurs et de couleurs qui me jetaient dans un corps-à-corps enjoué avec la nature. Ce qui s’est prolongé dans mon passage au scoutisme au cours de mes jeunes années. 

Je grignote mon passé en faisant le tour des lieux qui ont bercé mon enfance : la senteur du matin humectée par la rosée du Kalmadè, mes pas craintifs dans le sentier balisé par les brindilles apeurées, mon flamboyant éblouissant au soleil, ma source au creux des galettes ravagées, l’ombre mystérieuse du manguier de Bassin, plus que centenaire, témoin muet et redoutable de tant d’histoires dispersées, inachevées. C’était tout un bonheur d’inviter mes amis de jeunesse, mes compagnons de travail, tour à tour Michel Hector et Yves Montas, puis Lucien Pardo, Max Chancy et encore Yves Montas pour faire et défaire Haïti sous le manguier. 

Plus tard, bien plus tard, c’est tout le massif du Nord, du Puilboreau aux confins du Bonnet-à-l’Évêque, qui me monte au nez. Ce matin gris et humide, vaporeux et serein, ce contre-plongée dans la Vallée-aux-loup en 1983, n’est-ce pas Marmelade et ses contreforts, ses tours et détours. Ce bruissement chantant à travers les marronniers caresse délicatement ma mémoire. Ivre de tant de souvenirs, mon corps fond dans ce tiède crachin.

De l’exil, je m’étais promis de revisiter ces lieux de mon enfance et de ma jeunesse haïtienne, repartir à la reconnaissance du pays physique dès que ce serait possible. C’était dans mes rêves les plus chers de l’après-Duvalier. Que reste-t-il de tout cela aujourd’hui, en ce temps de damnation par la dégradation accélérée de l’environnement, l’insécurité, la misère profonde ? Je suis persuadé qu’il y a encore beaucoup à voir, à comprendre, à sentir, à vibrer dans les paysages et dans le commerce des hommes et des femmes.

J’aimerais tellement pouvoir accompagner mes enfants, mes amis découverts en exil dans ces lieux pleins de promesse malgré la détresse sociale ; les accompagner de mes yeux qui ont déjà tant vu, de mes émerveillements que les malheurs n’ont pas taris ! C’est encore un rêve. Mais, comme nous savons, il en faut beaucoup pour précéder la rudesse du réveil et atténuer la dureté de la réalité. 

Du temps, beaucoup de temps se sont écoulés. Duvalier est parti et je ne suis pas retourné vivre en Haïti. Ma dévotion au pays qui m’a vu naître n’est pas inconditionnelle. Il n’en reste pas moins que je continue à la porter comme une part essentielle de mon identité. Certes, je ne vis plus en exil, mais j’ai passé l’essentiel du temps qui me reste à croire comme Edmonde Charles-Roux que « l’on peut vivre longtemps empoisonné par un reste d’espérance. »

Écolier, j’ai découvert le livre en perçant le mystère de l’alphabet. Le parfum du livre neuf de la traditionnelle rentrée scolaire m’enivrait déjà. Il y avait dans ma ville une bibliothèque, pauvre et mal tenue, mais on avait accès à ces quelques livres auxquels je dois mes premières formations en dehors des ouvrages scolaires. J’ai plongé dans la vie sociale en compagnie d’auteurs de divers horizons. Le livre m’a ouvert au monde de tous les temps et de tous les lieux, il m’a procuré tant de joies. Avec le temps, il ne m’abandonne pas. Les livres que je lis et ceux que j’écris forment un univers commode : Le livre est pour moi tout à la fois un ami, un guide, un champ d’exploration, un recours, une consolation, un compagnon fidèle, un complice que je peux emmener partout.

Et j’en ai produit.

Celui que je propose ici est un montage de textes (récits, essais, notes, rencontres, échanges, conférences, interviews, engagements, le tout formant un témoignage de ma vie de citoyen et d’intellectuel, j’aime plutôt dire d’intellectuel-citoyen parce que ni l’un ni l’autre ne suffit à rendre compte de mon itinéraire, surtout parce que l’un et l’autre sont imbriqués dans cet itinéraire. Ce que l’historien Pierre Rosanvallon exprime par « le souci de ne pas séparer le travail savant de l’inquiétude citoyenne, d’ouvrir l’horizon des possibles en clarifiant et en ordonnant le champ … du pensable. »

Pas de préoccupation chronologique dominante, mais intérêt, décryptage des moments clés et recherche de fondamentaux présentés en trois tranches : 

– Les premiers moments d’éveil et d’engagement (1946-1965)

– L’exil : la continuation du travail intellectuel et de la mobilisation citoyenne (1965-1986) 

– Le retour ou les retrouvailles d’après Duvalier dans le champ principal d’engagement citoyen. (1986…)

Conclusion générale

En guise de conclusion finale des suites de processus détaillées dans ce montage portant les moments de Ce que je croyais et de ce que je crois encore … , je me permets de reproduire des notes consignées ici et là dans mon cheminement.

Plus encore qu’en 1956 -57, la crise de succession de 1986 s’est transformée en crise générale au sein de la société haïtienne. Les demandes de justice et de démocratie ont intensément imprégné la société. Le pays s’est réveillé non seulement d’une longue dictature mais aussi d’une histoire qui a révélé l’incapacité de ses classes dirigeantes de répondre aux exigences de développement national et de la démocratie. Ce qui caractérise précisément cette conjoncture et aggrave les crises politiques successives, ce sont les conséquences de la faillite des classes dirigeantes et la fragilité du mouvement social couplées à une explosion démographique dont les effets sur les politiques publiques sont ravageurs et renforcent encore plus la dépendance d’Haïti. L’ancien se meurt, mais ne veut pas mourir et le nouveau (la société civile, les organisations démocratiques) n’arrive pas encore à s’affirmer. Aucune force ne parvient encore à s’imposer durablement par sa vision de l’avenir, ses projets économiques et sociaux, son organisation, sa capacité de servir de point de référence à une société qui a perdu ses repères et ses moyens traditionnels de régler les conflits. L’armée s’est désagrégée et l’État considérablement affaibli aujourd’hui a nettement failli. La crise de l’autorité qui perdure laisse le champ libre à toutes les mafias. À la subversion sociale multiforme l’État impuissant répond par des expédients ; les forces antidémocratiques et les groupes aux intérêts inavouables par le banditisme et la terreur ; le mouvement démocratique par une absence de cohésion et de vision stratégique. 

On connaît la suite. Éprouvante à plus d’un titre, elle se résume dans une suite de conjonctures où apparaît la faiblesse des nouvelles classes dirigeantes. Les principales étapes : 1986-1988 ; 1988-1990 ; 1991-1994 ; 1995-2000 : 2001-2004 ; 2004-2006 ; 2006-2010 ; 2011-2016 ; 2017-2021. Entre 2018 et 2020, les Haïtiens, toutes catégories confondues, n’avaient jamais autant manifesté.

* En a-t-on identifié, au bout de la grande crise sociétale, un nouvel acteur central de régulation qui en facilite la sortie ? 

* Y a-t-il une unité de commandement, un état-major ? 

* A-t-on bien situé et défini une stratégie gagnante dans le cadre d’une évaluation minutieuse du rapport des forces en présence ? 

Nous en sommes là, en quête de stabilité et de remodelage d’une nouvelle société. L’ampleur et la durée de la crise haïtienne, la faiblesse des organisations, l’impréparation des dirigeants, les affrontements destructeurs, le progrès de la méfiance vis-à-vis des politiques, les pratiques de dénigrement et d’anthropophagie politique ramollissent les volontés et tempèrent les engagements.  D’où ces questions en vrac :

* Comment rendre attractif l’idéal démocratique dans ce contexte de sauvetage immédiat, de survie de la population (urgence sécuritaire, famine, détresse économique insoutenable, crise sanitaire, etc.) ? L’État a bel et bien perdu le monopole de la violence, et cela depuis longtemps ; maintenant encore plus nettement au temps de la métastase des gangs répandant la violence aveugle et cruelle faisant beaucoup de victimes parmi les petits marchands, les habitants des quartiers populaires et dans les classes moyennes.

* Peut-on mobiliser les masses en continu par des grèves, des protestations diverses (manifestations de masse, désobéissance civile, blocages de régions, etc.) comme cela s’est produit de juillet 2018 jusqu’au peyi lòk de 2019 ? Et plus tard depuis 2020 ?

* Comment arrimer les secteurs vitaux de la nation, en particulier les classes moyennes dévastées, dans un mouvement radical de mise en échec des détenteurs du pouvoir et de projection de mesures efficaces, fortes, convaincantes pour faire face aux urgences incluant le plan de refondation nationale ?

Redisons-le, ce qui se passe aujourd’hui ne relève d’aucun schéma connu même si on pouvait redouter les effets de ce qui se passe depuis 2004.

Le pire est advenu au cours des deux dernières années et aujourd’hui en 2022, le désastre total aux points de vue sécuritaire, social, économique et politique. Le pays fait face à une situation de déstabilisation criminelle sur grande échelle, sans préparation et sans moyens adéquats. Finira-t-il par s’en sortir ? Dans combien de temps ? Et comment ? Transformés, renforcés ? C’est possible et plus tôt qu’on ne le croit si nous, citoyens, savons sortir de l’épreuve avec toute la lucidité que nous impose notre survie. Ne nous illusionnons pas, on n’aura pas fini avec toutes les formes de criminalité révélées ces dernières années. On n’aura pas fini non plus avec les ingrédients qui corrodent la société et la vie politique haïtienne. Il faudra accepter d’en tirer les leçons. Il faudra que les politiques et les citoyens en général en fassent un sujet de réflexion de tous les instants. 

S’il y a une chance de sortir le pays du chaos, on doit savoir qu’elle passe d’abord par une analyse sans complaisance de l’état des forces politiques et sociales. Y a-t-il des valeurs communes aux principaux partis politiques ? Alors qu’ils les mettent en avant et qu’ils bâtissent sur elles, en attendant la définition d’une vision commune, un solide accord politique capable de ressusciter l’espoir. C’est dans ce sens que la prochaine sortie du chaos – à quelque moment qu’elle ait lieu – est cruciale. On constate que si les régions ne subissent pas les affres de la terreur comme à P-au-P, on sent qu’elles attendent que celle-ci soit pacifiée pour entamer leur marche vers le développement à partir de leurs ressources et des solidarités sur lesquelles elles peuvent compter. Voilà une occasion de réfléchir à chaud à la fois sur les problèmes de fond de notre société, sur les solutions à notre portée, et sur l’État que nous pouvons construire.

Et cela, concrètement, en écartant les gloses philosophico-juridiques, les discours incantatoires et les généralités plates. C’est le moment d’y associer effectivement la masse des citoyens puisque les conditions sont réunies pour une prise de connaissance sensible des éléments de fonctionnement d’un État efficace et de la capacité effective des citoyens à promouvoir la refondation de la patrie haïtienne.

 




NOTES
1 Anténor Firmin : M. Roosevelt, Président des États-Unis et la République d’Haïti, Paris, F. Pichon et Durand Auzias, 1905, p. 416-417.
2 Au mois de mai 2004, quelques trois mois après la chute du président Aristide, de nombreuses
inondations dues au cyclone Jeanne dévastaient Gonaïves en faisant des milliers de morts et causant des dégâts matériels importants.
3 Le texte de la conférence est publié intégralement dans Le Matin du 3 septembre 2008.
4 Oublier Palerme, Grasset, 1966.
5 Pierre Rosanvallon : La société des égaux, Points, Seuil, 2011, p. 22.


Bonne lecture !

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