Boisrond-Tonnerre

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Boisrond-Tonnerre (l’adjudant général). Mémoires pour servir à l’histoire d’Hayti. Dessalines : Imprimerie du Gouvernement, 1804, p. 3-13. 

LIBERTÉ OU LA MORT 

M É M O I R E S 

P O U R S E R V I R 

À L’HISTOIRE D’HAYTI.

AN PREMIER DE L’INDÉPENDANCE.

Avant de retracer le tableau des scènes d’horreur exécutées à Saint-Domingue, par cet amas d’immondices connus sous les dénominations de capitaine-général, de préfets, de sous-préfets, d’ordonnateurs, de vice-amiraux français, je dois prévenir qu’il n’est pas un fait, pas un crime, pas une action mentionnés dans cet ouvrage, qui ne porte avec soi le caractère de la plus grande véracité. Je ne rappelle que la courte, mais malheureusement trop longue époque du séjour de ces monstres à Saint-Domingue, et déjà ma plume est effrayée du nombre de crimes qu’elle doit tracer. Car, qui ne frémirait de penser que moins de deux ans a suffi aux satellites d’un Corse, pour renouveler la barbarie des Espagnols contre les Indiens, les atrocités du règne de Robespierre, les cruelles exécutions inventées par Carrier et les horribles expéditions des chauffeurs, si le caractère féroce du tyran au nom duquel se commettaient ces crimes, n’avait pressenti toutes les âmes sensibles sur le sort qui attendait à Saint-Domingue la population entière de cette malheureuse isle, le point de mire de tous les tyrans, des intrigans et du plus vil rebut de la France. 

Eh ! quoi ? me suis-je dit mille fois avant d’entreprendre cet ouvrage, le répertoire des crimes des français : quel être pourra ajouter foi aux vérités que je trace ? Quelle ame sensible, même après avoir vécu dans les orages de la révolution, pensera que les français eussent à renchérir sur leurs crimes dans la plus belle Comme dans la plus infortunée de leurs possessions d’outre-mer ?

Comment persuader aux nations que la contagion française n’a pas encore gagnées, qu’un tyran usurpateur du trône de son maître, qui ne fonde sa puissance que sur la liberté et l’égalité, qui s’institue le restaurateur des mœurs et de la religion, ait décrété de sang-froid la massacre d’un million d’hommes, qui ne veulent que la liberté et l’égalité ; qu’ils défendront contre l’univers entier. 

Comment dire qu’une nation qui de tout tems s’est montrée l’ennemie acharnée des espagnols, ait fait servir les chiens à dévorer les malheureuses victimes de son astuce ? comment dire que l’ennemie de l’inquisition ait la première introduit les autodafé républicains dans la malheureuse contrée d’où elle avait juré d’expulser les Espagnols.

Non je ne serai cru que par ce ramas de vils assassins qui ont exercé leurs fureurs sur mes compatriotes ; eux seuls pourront concevoir qu’il existe des cannibales d’une espèce aussi monstrueuse que la leur, eux seuls sauront que j’ai dit la vérité, et que si les couleurs manquent à mon tableau, c’est qu’elles sont trop fortes pour ma faible plume.

On ne la taxera pas cette plume de vénalité, elle ne sera pas accusée d’être guidée par la partialité ; tous les faits que contiennent ces mémoires doivent entrer au domaine de l’histoire que nous transmettrons à notre postérité.

Puisse-t-elle, plus heureuse que nous, ne connaître des français que le nom, et ne lire l’histoire de nos dissensions et de nos fautes, que comme un songe que son bonheur efface !

Je passerai rapidement sur les événements qui ont précédé de quelques mois l’arrivée des français à Saint-Domingue, pour rassembler, s’il m’est possible, tous les faits qui acheveront de dévoiler leurs perfidies aux yeux des nations courbées sous leur joug de fer. 

L’ex-gouverneur, Toussaint-L’Ouverture, jouissait depuis environ quinze mois de la tranquillité qu’il avait procurée à l’isle par la pacification du Sud et de la conquête de Santo-Domingo, que le président don Joachim Garcia avait d’abord refusé de lui remettre aux termes du traité de Bâles ; il venait de publier sa constitution qui donnait des lois au pays, en attendant que la paix, dont on prévoyait déjà l’approche, permit a la France de s’occuper de ses colonies et prononçat définitivement sur le sort de leurs habitans.

La nouvelle de la paix ne tarda pas à être confirmée par les papiers anglais et par les réjouissances qui eurent lieu chez nos voisins les Jamaïquains : nous les imitames, et sans réfléchir que cette paix était le signal de notre destruction, nous illuminames avec pompe nos villes, présage trop certain de l’incendie qui devait bientôt les consumer.

Les européens et autres blancs qui entouraient à cette époque Toussaint-L’Ouverture, calculant chacun suivant que son intérêt lui commandait, remuaient tout ; les uns pour l’engager à penser aux moyens de défense contre la France, les autres (et ce furent les plus opulens) tournaient ses vues vers les honneurs et les récompenses qui l’attendaient, s’il remettait entre les mains des agens français une colonie florissante comme Saint-Domingue l’était alors ;  mais toujours imperturbable dans ses projets, impénétrable aux plus éclairés de ses conseils, Toussaint n’en donnait pas moins des ordres secrets à ses généraux de se tenir sur leurs gardes, de songer à faire une vigoureuse défense, de s’opposer au débarquement des français et d’incendier les villes dans le cas ou il ne serait pas possible de leur résister.

Ce plan de défense entrait pleinement dans les vues du général de division Dessalines qui commandait alors supérieurement les deux départemens de louest et du sud.

Ce chef, l’âme de ses armées, son constant soutien, son conseil, son bras droit, dès les premières époques de la révolution, l’avait plusieurs fois sauvé dans les plaines du nord, lorsqu’il n’était encore considéré que comme chef des noirs révoltés.

Parvenu depuis au grade de général auquel l’avait promu le directoire en l’an 4, il avait rétabli la discipline parmi les troupes, fait constamment la guerre aux anglais, repris sur eux plusieurs places, fait évacuer le Mirebalais, et avait enfin le plus opéré à l’évacuation des villes par les troupes anglaises.

Toussaint ne devait qu’à ce général seul ses succès et la réduction du sud, qui devenait le tombeau de ses troupes, sans la discipline que Dessalines sut introduire parmi elles, et sans l’exemple qu’il leur donna en se jetant dans les rangs et en combattant à leur tête.

Sans ambition, modeste et aveuglément obéissant aux ordres de son chef, il se sentait né pour la guerre, la faisait en soldat heureux et la terminait en héros.

Toussaint connaissait sa haine pour les blancs, sa méfiance contre les français, depuis l’embarquement du général-agent Hédouville, et son aversion prononcée pour tout ce qui favorisait la tyrannie métropolitaine. 

Ce fut donc sur ce général qu’il compta le plus pour le seconder dans les mesures qu’il était décidé à prendre pour s’opposer au débarquement des français. 

Quelques avis secrets venus d’Europe ne l’avaient déjà que trop bien instruit sur le sort qui attendait ses compatriotes ; et j’ose assurer que si, sourd aux insinuations astucieuses des prêtres et des colons émigrés qui l’entouraient, Toussaint n’eût consulté que ses officiers-généraux, les français eussent été contraints de renoncer à la conquête du pays ou de se tenir sur les vaisseaux qui les avaient apportés ; mais il était décidé que nous devions acheter par la perte de vingt mille hommes l’expérience la plus cruelle et notre indépendance.

Dans les premiers jours de pluviôse an 10, Toussaint-L’Ouverture était à Santo-Domingo où il organisait les troupes qu’il avait confiées au général Paul-L’Ouverture, son frère, commandant en chef la partie ci-devant espagnole, lorsqu’il apprit l’arrivée de la flotte française aux ordres de l’amiral Villaret-Joyeuse. Le général H. Christophe, qui commandait au Cap, lui mandait le 14, que l’escadre était mouillée en partie sous Picolet, qu’il attendait ses ordres, sans lesquels il ne la recevrait qu’à coups de canon, qu’il avait fait tirer sur un bâtiment léger qui était déjà mouillé dans la rade et envoyé par un officier du port sa déclaration au général commandant les forces de terre, pour lui annoncer que sa résolution était prise de tout incendier s’il persistait à rentrer avant l’arrivée des ordres qu’il attendait.

Toussaint part, se rend avec sa vitesse accoutumée aux environs du Cap, rallume l’incendie, soulève les ateliers et se dispose à porter les mêmes mesures dans l’ouest où la division du vice-amiral Latouche-Tréville avait paru ; là, les troupes, sous les ordres du général de division Boudet, avaient opéré leur débarquement aux environs de Port-au-Prince ; mais avant de faire les approches de la place, il fallut que ses troupes s’emparassent du fort Bizoton, situé à une lieue de la ville, poste d’autant plus essentiel qu’il était maître de la rade et pouvait en peu d’instans couler les vaisseaux. A l’apparution de l’escadre, la garnison de ce fort n’était composée que d’une trentaine d’hommes, elle fut renforcée de six cens hommes de la 13e demi-brigade, commandés par le chef de bataillon Bardet, jeune homme de couleur, qui, depuis la réduction du sud où il avait servi dans le parti de Rigaud, était considéré au Port-au-Prince. Il fut facile à cet officier de gagner en peu d’instans une troupe qu’il avait commandée dans la guerre de parti, troupe mécontente et conservant d’anciens ressentimens contre le gouvernement de Toussaint-L’Ouverture.

Les troupes françaises parurent et firent entendre les cris de vive la république ! vive la liberté et l’égalité ! Bardet veut aller en personne les reconnaître, et sur les représentations qu’on lui fit, il envoya au-devant d’elles, un capitaine noir nommé Séraphin, ancien officier de la légion de l’ouest, avec lequel il avait concerté sa trahison. Séraphin fut accueilli avec tous les dehors de la fraternité française, fit le signal convenu avec Bardet, et avant que la garnison pût se reconnaître, les français étaient dans le fort.

La conduite de Bardet me conduit naturellement à faire une remarque qui n’est pas hors d’œuvre et qui prouvera ce que peuvent et la guerre civile et les suites qu’elle entraine après elle. Si les français avaient bien calculé leur plan d’atrocités, qu’ils décorent du nom de politique, ils eussent opéré dans un des ports du sud, le débarquement de quelques centaines d’hommes qui eussent infailliblement gagné les forces de ce département, alors le foyer des dissensions, et qui conservait le ressentiment de la soumission à laquelle il venait récemment d’être forcé. La presque totalité de la population avait ou croyait avoir la mort de quelques proches à venger, et mettait sur le compte de Toussaint-L’Ouverture tous les malheurs arrivés pendant le cours d’une guerre que l’ambition d’un chef et la politique rafinée des blancs avait suscitée dans le sud. Les français eussent été accueillis et reçus comme des libérateurs, et des malheureux qui ne respiraient que la soif de la vengeance, auraient livré aux poignards français des têtes qu’avait épargné la clémence de Toussaint-L’Ouverture. Heureusement il était encore décidé que ce département respirerait et ferait son profit de la conduite que le gouvernement tiendrait à l’égard des autres. 

Après s’être rendu maître de Bizoton, Boudet expédie un de ses aides de camp chargé de porter à l’officier commandant le poste de la ville, des paroles de paix, de le prévenir qu’au cas où il refuserait de lui en ouvrir les portes, il allait se disposer à y entrer de vive force.

La trahison de Bardet, loin d’être imitée par les troupes de la garnison, pénétra d’indignation le brave et malheureux Lamartinière, chef du 3e bataillon de la 3e demi-brigade, qui ordonna de faire feu sur l’escadre et les troupes débarquées. Cet officier, rempli d’honneur, avait été obligé de prendre le commandement sur le général Agé, européen, chef de l’état-major, homme faible et tellement adonné au vin qu’il n’était guère possible de compter sur lui dans une affaire sérieuse. D’ailleurs Lamartinière avait assez de sens pour juger que dans une pareille conjoncture, la reconnaissance pour les bienfaits qu’Agé avait reçus de Toussaint-L’Ouverture blanchirait devant l’attachement qu’il devait nécessairement à ses compatriotes. Il se défendit donc en homme de cœur, mais il jugea bien qu’après la prise de Bizoton et la défection du bataillon de la 13e, sa défense était inutile, et que les français en force s’empareraient de la place. Il l’évacua et gagna la Croix-des-Bouquets, bourg situé à trois lieues du Port-au-Prince, suivi d’un bataillon de la garde d’honneur de Toussaint-L’Ouverture, d’un escadron de ses guides et de quelques troupes débandées ou qui n’avaient pas pris part à la trahison de la 13e. Les français entrerent, ayant à leur tête le bataillon de Bardet, et livrerent au pillage le plus complet, une ville où ils n’eussent trouvé que des cendres, si le général de division Dessalines avait eu le temps de s’y jetter. Ce général était à Saint-Raphaël, partie espagnole, lors de l’arrivée de l’escadre. Averti trop tard, il ne mit que vingt-quatre heures à se rendre dans la plaine du Cul-du-Sac où il apprit la prise du Port-au-Prince.

Voyant que ses ordres n’avaient pas été exécutés, il se rend à la Croix-des-Bouquets, y rallie les troupes qu’il put trouver, donne ses ordres pour empêcher que les français ne pénètrent dans la plaine, ne prend avec lui que cent cinquante grenadiers et pénètre par les derrières du Port-au-Prince, à la rivière froide, distant de six lieues de la ville, rase les fortifications qui subsistaient encore et obstruaient la route de Léogane, arrive dans cette dernière place où le chef de brigade Pierre-Louis-Diane avait exécuté ses ordres, mis le feu à la ville après avoir égorgé tous les blancs ; il part de Léogane avec son détachement, se rend à Jacmel, où commandait Dieudonné Jambon, noir, favorisant le parti de la France. C’est en vain qu’il s’efforce à persuader le peuple de ce quartier que les français n’en voulaient qu’à sa liberté qu’il ne racheterait que trop chère, s’il ne profitait des premiers moments pour la conserver ; noirs, jaunes, blancs, tous sont sourds à sa voix.




Notes

1. Témoin la modération avec laquelle il traita les habitans du sud après la pacification de ce département; des ordres supérieurs seuls ont pu lui faire verser du sang, mais combien de jeunes gens ne sauva-t-il pas en les incorporant dans la demi-brigade dont il avait été colonel. Ceux-là l’ont presque tous trahi et abandonné à l’arrivée des troupes françaises.

2. L’infortuné a été assassiné par les siens mêmes.

3. Grâce à la révolution, le caractère français est tellement connu que ce serait déraisonner que de penser qu’il puisse trahir ses compatriotes, à moins qu’il ne soit payé. De l’or : voilà son dieu, sa pairie et ses amis.

4. Cet officier a évacué Jacmel avec Pageot, et a sans doute été noyé comme tous les partisans, noirs et jaunes, des français; il avait de l’argent et partait pour la France sous la protection de Pageot.


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