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Extraits de l’œuvre maîtresse de Anténor Firmin, De l’égalité des races humaines (1885), chapitre 16
La solidarité européenne.
No hay quien desconozca, no, como la idea de raza complete la idea de patria
(EMILIO CASTELAR).
I.
INFLUENCE DE L’UNION CAUCASIQUE SUR LA THÉORIE DE L’INÉGALITÉ DES RACES.
Il est certain que la civilisation, en se perfectionnant, développe parmi les hommes un sentiment de solidarité chaque jour plus vif. Des peuples, éloignés les uns des autres par des distances considérables, se prennent réciproquement d’une sympathie profonde, agissante, qu’on découvrirait avec peine, naguère, parmi les gens de la même nation mais de province distincte. Ce sentiment n’existe pas lorsque, l’unité morale n’étant pas encore complète, on porte le même drapeau sans être inspiré des mêmes idées, sans vivre des émotions, plaisir ou souffrance qui se ressentent ensemble dans la société, par ce sens élevé qu’on pourrait nommer le sens patriotique, et qui réunit en un lien ineffable tous les ressorts de l’organisme social. Cet altruisme progressif, qui est une preuve évidente de l’amélioration morale des hommes policés, ne règne pas pourtant sans contre-poids dans les actions individuelles ou collectives de l’humanité. Il y a partout des antinomies. Avec l’idée de patrie se développe aussi de plus en plus, dans l’espèce humaine, un égoïsme supérieur, transcendant, et dont l’effet est de désirer, de rechercher même pour sa communauté politique tout ce qu’il paraîtrait insensé de rechercher pour soi-même. Pourvu qu’il s’agisse d’un but patriotique à atteindre, il semble que tous les moyens deviennent légitimes ; toutes sortes d’habiletés, justifiables. Scipion l’Africain, accusé de corruption, se contenta, pour toute défense, de dire à la foule réunie au forum : « Romains, c’est à pareil jour que j’ai vaincu Annibal à Zama ; allons au Capitole en rendre grâce aux dieux. » De même fait aujourd’hui le politicien qui a commis les plus grands forfaits contre la morale et le droit ; il se contente de répondre à toutes les accusations : « J’ai agi en patriote, je ne puis être jugé que par mes pairs ! » En se défendant ainsi, on obtient infailliblement les applaudissements de la foule, toujours impressionnable, toujours prête à se laisser entraîner par les grands mouvements de l’âme.
L’empire que prend actuellement sur les esprits l’idée de la patrie, si bien faite pour inspirer à l’homme les actions éclatantes comme les grandes pensées, s’explique d’ailleurs facilement. C’est une conception de plus en plus claire, de plus en plus large des devoirs auxquels chacun est moralement assujetti envers le pays où il est né, où il s’est développé, en y prenant tout : ses habitudes, son éducation, son esprit. Mais quelque élevée quelque abstraite que soit cette idée, elle ne pourrait subsister longtemps si elle ne s’adaptait à des formes tangibles qui constituent la représentation concrète et lui donnent un caractère pratique à l’aide duquel on puisse vérifier ses manifestations, sans aucune équivoque. Le patriotisme devait donc se traduire naturellement par une affection sans égale pour la terre natale. Mais, en elle, on ne voit surtout que ceux qui ont joui et souffert avec nous où dont les pères ont eu à conjouir et condouloir avec les nôtres ; ceux qui forment avec nous une réunion où les aspirations communes sont soutenues par un ensemble de coutumes identiques, par un tempérament physiologique et psychologique dont la moyenne est commune, ou bien est toujours considérée comme telle, toutes les fois qu’il s’agit de la comparer à celle que semble présenter le tempérament d’un autre groupe. C’est par ce côté que l’idée de race fait son entrée dans les actions d’un peuple et y influe à l’égal même du patriotisme avec lequel elle se confond, en le complétant. L’influence ethnique ainsi entendue ne saurait être niée dans les appréciations qu’elles font de toutes les questions à éclaircir, même au point de vue rationnel. Alors même qu’on s’en dise mot, elle reste encore infiniment puissante, étant si positive et agissante dans les événements qui se déroulent comme dans les théories qui s’élaborent.
C’est un fait. On peut remarquer dans le cours de l’histoire contemporaine que toutes les compétitions internationales, qui ont conduit les peuples à s’entrechoquer sur d’immenses champs de bataille, en des guerres horribles, exterminatrices, proviennent, pour la meilleure partie, des rivalités de race. Sans doute, la collision n’a pas toujours lieu entre les sous-races franchement distinctes. C’est le plus souvent entre sous-races de l’Europe que l’on voit surgir ce déchaînement affreux de l’instinct belliqueux, où chacun ne songe qu’aux moyens les plus meurtriers, les plus expéditifs, pour réduire à l’impuissance et dominer son adversaire, transformé en ennemi implacable dans la terrible mêlée. Des hommes qui semblaient nés pour s’entendre et évoluer ensemble vers un progrès réalisé en commun, se trouvent gênés de marcher, les uns à côtés des autres, sur le même continent. C’est qu’une cause mystérieuse les pousse à cette conflagration périodique. L’amour de la patrie, de plus en plus vif, poussé jusqu’à une dévotion étroite, leur inspire des préoccupations qui ne permettent pas de repos, tant que la nation à laquelle ils appartiennent n’occupe pas le premier rang et ne préside pas, pour ainsi dire, aux destinées des autres, avec une hégémonie incontestée. Aussi, toute la somme d’ambition et d’égoïsme mesquin qu’il est devenu honteux à un homme de concevoir pour lui-même, tend-on à la déverser en faveur de sa patrie, ou de sa race pour lesquelles on ne peut jamais être trop ambitieux. Bien plus, ces préoccupations ne se limitent pas aux temps présents ; elles vont plus loin : elles visent même l’avenir le plus éloigné possible. De là une agitation incessante, où l’on se talonne, toujours prêts à en venir aux mains, lorsque dans cette soif de grandeur et de prééminence, l’un persiste à ne rien céder à l’autre qui affiche des prétentions altières ! Bien souvent, par un pénible exemple, on voit les plus forts s’empresser de briser les plus faibles, avant même que ces derniers soient parvenus à un degré de puissance qui fasse ombre à leur orgueil ou contre-poids à leur prépondérance.
Or, si parmi les hommes de la race caucasique, il se rencontre une pareille rivalité, que sera-ce entre ces mêmes hommes et ceux d’une autre race bien distincte, étrangère à leur couleur, que par la différence des climats et de la culture intellectuelle ? Qu’on en juge !
Nous avons fait cette observation. Le sentiment de la solidarité humaine prend une extension d’autant plus grande que la civilisation est mieux implantée dans l’esprit et les mœurs des nations. Mais cette solidarité d’abord plus étroite, plus intime pour ainsi dire, se développe insensiblement pour embrasser, avec le temps, l’humanité tout entière. Commencée dans le cercle le plus concentré qui est la famille, elle s’étend du foyer domestique au clan, du clan à la commune, puis à la province, à la contrée, à tout le continent que l’on habite. Elle passe par les groupements les plus resserrés, pour continuer à s’étendre à la plus large collection d’individus pouvant se remuer ensemble dans un cercle d’idées communes. C’est ainsi qu’on est membre d’une famille, ensuite Nantais, puis de la Loire, Français, Européen, élargissant sans cesse la sphère d’activité et de sympathie qui nous tient le plus étroitement lié à la destinée des autres hommes. Encore, avant de penser qu’il est Européen, le Français, se rappelle-t-il qu’il appartient davantage au groupe des peuples d’origine latine, toutes les fois que ce groupe veut s’affirmer en face des nations slaves ou germaniques ! Cela est si vrai que lorsque, par une raison quelconque, un souverain ou un ministre tâche de rompre ces alliances naturelles, pour rechercher des forces plus avantageuses dans les compromis diplomatiques qu’une politique à courte vue justifie ostensiblement, les peuples protestent, résistent et ruinent par leur force d’inertie tous les projets construits sur ses bases anti-historiques.
Alphonse XII aura beau vouloir se faufiler avec l’Allemagne, que le peuple espagnol penchera du côté de la France. Quand bien même le gouvernement allemand lutte contre l’Autriche, le peuple allemand, placera les Autrichiens avant toutes les autres nations dans ces affections. Cette inclination naturelle à se grouper suivant que l’indique l’inspiration d’une parenté ethnique plus étroite peut ne pas se manifester invariablement. L’Italie, quoique de race latine et malgré tous les devoirs de la gratitude, peut, à un certain moment, s’ériger en antagoniste de la France et se montrer prête à se jeter dans les bras de l’Allemagne ou de l’Angleterre, toutes les fois qu’il faut se dessiner dans la politique internationale de l’Europe ; les ouvriers de Londres ont pu, dans un éclair de rapide générosité, demander que le gouvernement anglais vînt au secours de la France envahie par les Prussiens. Mais ces faits ne changent rien aux lois de l’histoire. Ils n’empêchèrent point que l’Angleterre et la Russie ne restassent sourdes aux pressantes et patriotiques prières de Thiers, en laissant faire les Prussiens ; et lorsque l’Italie aura compris la coûteuse vanité des rêves de suprématie européo-latine qu’elle nourrit, à la remorque de M. Mancini et du roi Humbert, elle reviendra paisiblement à ses traditions séculaires.
Tout cela est presque aussi certain que le résultat d’un problème de mathématique ; et il en sera ainsi de longtemps.
Mais de cet ordre de choses même découle un fait plus général, qui nous intéresse particulièrement. Il en résulte que toutes les nations européennes, de race blanche, sont naturellement portées à s’unir pour dominer ensemble le reste du monde et les races humaines. Si on dispute à savoir qui dominera en Europe et laquelle des civilisations slave, germanique ou latine, doit donner le ton dans l’évolution commue de la race caucasique, on est au moins unanime à reconnaître le droit qu’a l’Europe d’imposer ses lois aux autres parties du globe. Aussi, toutes les fois qu’une puissance européenne prête son concours ostensible ou caché à un peuple d’Asie ou d’Afrique, est-ce mieux pour paralyser les progrès d’une rivale, dont elle est jalouse ou redoute la grandeur, que pour favoriser ce peuple auquel on ne vient en aide qu’avec l’arrière-pensée de pouvoir l’exploiter à son tour !
C’est un caractère particulier de la civilisation moderne que les actions politiques et nationales, de même que les actions individuelles et privées, ont communément besoin d’une justification morale ou scientifique, sans laquelle les acteurs ne se sentent pas la conscience tranquille. Hypocrite, subtil parfois est raisonnement dont ils tirent leurs règles de conduite ; mais est-ce moins l’indice d’un certain respect de la justice et de la vérité éternelles, auxquelles on rend hommage alors même qu’on les élude ? Pour légitimer les prétentions européennes, il a bien fallu mettre en avant une raison qui les justifiât. On n’a pu en imaginer une meilleure que celle qui s’appuie sur la doctrine de l’inégalité des races humaines. D’après les déductions tirées de cette doctrine, la race blanche, étant unanimement reconnue supérieure à toutes les autres, a pour mission de dominer sur elles, car elle est seule capable de promouvoir et de maintenir la civilisation. Elle en est devenue le porte-étendard élu et consacré par lois mêmes de la nature !
Cette doctrine est-elle née d’une inspiration purement platonique ? Nullement. Elle est le résultat du plus affreux égoïsme, usurpant le nom de la civilisation, adultérant les plus belles notions de la science, pour en faire les soutiens des convoitises matérielles, les moins respectables du monde. Les peuples européens, heureux d’être parvenus les premiers à un degré de développement qui leur garantit actuellement une supériorité incontestable sur le reste des nations, ne voient en dehors de l’Europe que des pays et des hommes à exploiter. Trouvant trop étroit le terrain où ils sont nés et doivent vivre, ils recherchent, avec une insatiable ardeur, des territoires plus vastes, où puissent se réaliser leurs rêves de déployer à l’infini leurs immenses ressources et d’augmenter de plus en plus leurs richesses, sans qu’aucune difficulté les viennes contrarier. Partout et chaque jour, se manifeste davantage en Europe cette soif de coloniser qui est devenue insensiblement la passion dominante de la politique. Cette aspiration grandissante à s’emparer de territoires étrangers, habités par des régnicoles qui ont possédé depuis une époque immémoriale la terre où sont plantées leurs tentes, où sont établies leurs huttes, terre mille fois sacrée pour eux, parce qu’elle contient le dépôt précieux des cendres de leurs pères, a quelque chose de souverainement brutal. Elle ne cadre le mieux du monde avec la moralité du siècle et les prescriptions du droit des gens dont elle est la négation positive. De là la nécessité de recourir à la casuistique et d’éluder le droit par une considération arbitraire des faits.
Le droit naturel, le droit des gens ne s’élève contre les usurpations politiques ou sociales, que parce qu’il admet comme le premier principe l’égalité de tous les hommes, égalité théoriquement absolue, intégrale, qui impose à chacun l’obligation de respecter aussi religieusement son semblable qu’il se respecte lui-même, tous ayant la même dignité originelle attachée à la personne humaine. L’égalité de droit ne pourrait se maintenir comme une pure abstraction, n’ayant aucune corrélation avec les faits. Toutes les lois générales de la sociologie, quelque élevée qu’en puisse être la notion, doivent infailliblement se relier à une loi biologique qui leur serve de base et leur crée une racine dans l’ordre des phénomènes matériels. Ainsi que nous l’avons vu ailleurs, la base de l’égalité de droit, entre les hommes, ne saurait être autre chose, que la croyance aprioristique en leur égalité naturelle. Il a donc suffi à la conscience européenne de supposer les autres races humaines inférieures à celle de l’Europe, pour que tous les principes de justice aient perdu leur importance et leur mode d’application ordinaire, à chaque occasion où il s’agit d’empiéter sur les domaines de races déshéritées. Ce biais est d’une commodité incomparable et prouve la fine adresse du Caucasien. Sans doute, les choses ne se divulguent pas clairement. Ceux qui s’occupent des questions anthropologiques, ou même philosophiques, semblent ne se préoccuper aucunement de la portée juridique des théories ou des doctrines qu’ils préconisent ; mais au fond tout s’enchaîne. Plus d’une fois, l’homme d’Etat, acculé par des interpellations difficiles et pressantes, s’abattra soudain sur ces théories scientifiques qui semblent être si étrangères à sa sphère d’activité.
Toutes les fois qu’on se trouve donc en présence d’Européens discutant la question scientifique de l’égalité ou de l’inégalité des races humaines, on a en face des avocats défendant une cause à laquelle ils sont directement intéressés. Encore bien qu’ils aient de se placer sous l’autorité de la science et de ne plaider qu’en faveur de la pure vérité ; alors même qu’ils se passionnent pour leur thèse jusqu’à faire abstraction du mobile positif qui les maintient, leurs argumentations se ressentent toujours de l’influence que subit l’avocat plaidant pro domo sua. Argumentant dans un sens contraire, peut-être ne fais-je rien d’autre que céder à la même impulsion. La réciproque est vraie, pourrait-on dire ; mais cela ne détruit point le fait à démontrer. Or, il est constant que l’une des causes d’erreur qui agit le plus puissamment sur l’intelligence des philosophes et anthropologistes, soutenant la thèse de l’inégalité des races, c’est l’influence ambiante qu’exercent sur elle les aspirations envahissantes et usurpatrices de la politiques européenne, aspirations dont l’esprit de domination et la foi orgueilleuse en la supériorité de l’homme de type caucasien sont la source principale.
La plupart de ceux qui proclament doctoralement que les races humaines sont inégales, — que les Noirs par exemple, ne parviendront jamais à réaliser la civilisation la plus élémentaire, à moins qu’ils ne soient courbés sous la férule du blanc, — arrondissent le plus souvent de leurs phrases aux périodes sonores, en pensant à une colonie qui leur est échappée ou à une autre qui ne leur reste qu’en réclamant audacieusement l’égalité des conditions politiques entre noirs et blancs. On ne renonce pas facilement à l’antique exploitation de l’homme par l’homme : tel est pourtant le principal mobile de toutes les colonisations, soutenu par le besoin que les grandes nations industrielles. Éprouvent d’étendre sans cesse leur rayon d’activité et augmenter leurs débouchés. Économistes, philosophes et anthropologistes deviennent ainsi des ouvriers de mensonge, qui outragent la science et la nature, en les réduisant au service d’une propagande détestable. En fait, ils ne font que continuer dans le monde intellectuel et moral l’œuvre abominable que les anciens colons exerçaient si bien, en abrutissant l’esclave jaune ou noir par l’éreintement matériel. Combien de travailleurs, en effet, ne se laisseront pas gagner par un pénible et sombre découragement, en lisant les sentences absolues prononcées par les plus grands esprits contre les aptitudes du Nigritien ! Combien d’intelligences naissantes, au sein de la race éthiopique, ne se laisseront pas endormir au souffle mortifère des phrases sacramentelles d’un Renan, d’un Renan, d’un de Quatrefages ou d’un Paul Leroy-Beaulieu ! Ces savants ont-ils conscience de leur malheureuse complicité ? Personne ne le sait, personne ne peut le savoir. Ce que l’homme pense dans son for intérieur sera éternellement un mystère pour les autres hommes. Cependant il y a un fait positif, c’est que toutes les tendances colonisatrices de la politique européenne les entraînent dans un courant d’idées où l’égoïsme de race doit dominer fatalement, de plus en plus, les pensées et les inspirations individuelles. Ces tendances renforcent chaque jour les préjugés d’une sotte hiérarchisation ethnique, plutôt que de les laisser tomber dans un relâchement que l’absence de tout intérêt actuel produirait infailliblement et naturellement. De même que la majorité de leurs congénères, ils ne pourraient s’affranchir d’une telle influence qu’en tant que leur esprit serait suffisamment prémuni contre elle. Pourtant tout se réunit de manière à ce qu’ils soient difficilement désabusés.
En effet, l’axe de la politique européenne semble tourner vers l’Asie et l’Afrique. Toutes les ambitions s’entrechoquent, allant à la recherche d’un terrain propre à leur agrandissement commercial, c’est une course insensée et bizarre, bien ressemblante à celle de Jérôme Paturot à la recherche d’une position sociale ! C’est à qui, des peuples de l’Europe, aura la plus grande part dans cette curée où l’on se précipite avec avidité. L’Afrique, peuplée de Noirs, semble être de si bon droit accessible aux conquêtes de l’Européen, que rien ne repousse les prétentions de ceux qui veulent s’y procurer un lopin de terre, au détriment de l’indigène. L’homme noir n’est-il pas d’une race inférieure ? N’est-il pas destiné à disparaître de la surface du globe afin de faire place à la race caucasique, à laquelle Dieu a donné le monde en héritage, comme, dans le mythe biblique, il le donna aux descendants d’Israël ? Tout se fait donc pour le mieux, à la plus grande gloire de Dieu !
Les idées que j’esquisse légèrement ici ne sont nullement le produit de ma seule imagination. C’est le résultat d’une théorie qui est tellement répandue par les Européens que les esprits les plus philosophiques n’ont pu échapper à sa prestigieuse inspiration. Il serait peut-être étonnant de voir un homme de la trempe de M. Hebert Spencer y céder comme tous les autres et y compromettre ; sans hésiter, sa réputation de profonde clairvoyance. Cependant, il va plus loin que personne, en affirmant le droit d’extermination qu’à l’Européen contre tous ceux qui résistent à son envahissement. Dans son traité de Morale évolutionniste, qui est le couronnement de ses principes philosophiques et scientifiques, on lit les paroles suivantes : « Si l’on dit qu’à la manière de Hébreux qui se croyaient autorisés à s’emparer des terres que Dieu leur avait promises, et dans certains cas, à en exterminer les habitants, nous aussi, pour répondre à « l’intention manifeste de la Providence », nous dépossédons les races inférieures, toutes les fois que nous avons besoin de leur territoires, on peut répondre que, du moins, nous ne massacrons que ceux qu’il est nécessaire de massacrer et laissons vivre ceux qui se soumettent. »
Il est curieux de constater à quel conséquence la doctrine de l’inégalité des races a pu amener l’esprit le mieux fait, l’intelligence la mieux équilibrée ; mais c’est une nouvelle preuve de la puissance de la logique. On ne s’en écarte, dans la science comme en tout, que pour tomber dans les erreurs les plus grossières, les théories les plus insensées !
L’Asie, avec des peuples en possession d’une civilisation mille fois séculaire, mais vieillie et décrépite dans une stagnation malheureuse, ne tente pas moins les convoitises de la race caucasique. Là aussi, elle se croit appelé à tout régénérer ; non par un commerce régulier, non par un échange d’idées et de bons procédés qui profiteraient admirablement aux fils de l’extrême Orient, mais en s’imposant comme des maîtres, de vrais dominateurs. Pour encourager l’esprit public dans l’acceptation et l’exécution de ces entreprises lointaines et chanceuses, n’y a-t-il pas la théorie de l’inégalité des races ? N’est-ce pas la destinée des peuples blancs de gouverner le monde entier ? Toute l’Europe n’est-elle pas devenue héritière des grandes destinées de Rome ?…
Tu regere imperio populos, Romane, memento !
Aussi combien enchevêtrée ne se trouve pas la politique européenne dans toutes ces convoitises sur l’Asie et l’Afrique, que le langage parlementaire a décorées du nom élégant de question d’Orient ! C’est la civilisation occidentale qui agit, mais tous ses efforts sont tournés vers le monde oriental. Chaque incident qui se produit en Asie ou en Afrique a son contre-coup parmi les nations de l’Europe qui chacune pour un motif, y sont directement ou indirectement intéressées. La seule question égyptienne par exemple, réunit les intérêts les plus complexes, tenant en haleine, le monde slave, le monde germanique, ainsi que le monde latin.
« L’Égypte, dit Emilio Castelar, est pour les Turcs une portion de leur empire ; pour les Autrichiens, une ligne qu’il leur convient d’observer à cause de leurs possessions dans la mer Noirs et dans la mer Adriatique ; pour les Italiens, c’est une frontière que la sécurité indispensable de leur belle Sicile et leur constante aspiration à revendiquer Malte et à coloniser ainsi Tripoli et Tunis leur font obligation de tenir à l’abri de tout obstacle ; pour la grande et puissante Allemagne, dont l’orgueil ne veut point perdre son hégémonie dans le monde européen, elle est une question continentale et extra-continentale ; pour la Russie, qui songe, en Europe, à une Bizance grecque et, en Asie, à une route terrestre vers l’Inde, c’est une question européenne ; pour l’Espagne, le Portugal, la Hollande, c’est la clef de leur voyage aux divers îles et archipels où flottent encore leur drapeaux respectifs ; pour tous, en ce moment d’horrible angoisse, c’est la question par excellence, puisqu’elle porte dans ses innombrables incidents la paix à la chaleur de laquelle fleurissent le travail, les commotions épouvantables entraînent et répandent dans le monde de la désolation et l’extermination avec leur funèbre cortège de catastrophes.
« Mais, à la vérité, la question égyptienne est plus spécialement une question anglo-française… »
Le Madhi ne se figure pas le rôle qu’il joue dans les ressorts de la politique européenne, avec sa propagande religieuse et l’esprit de fanatisme qu’il inspire à ses adeptes du Soudan. À la prise de Kartoum et à la nouvelle de la mort du général Gordon, les journaux de l’Europe n’ont-ils pas déclaré que, tout en reconnaissant les fautes du gouvernement britannique et la grande part de responsabilité de l’illustre M. Gladstone, le vétéran du parti libéral anglais, il fallait agir de manière à sauver le prestige de la civilisation, en venant en aide à l’égoïste Albion ? N’est-ce pas toujours la question de race qui domine en ces élans de solidarité, mais qui, édulcorée par le miel du parlementarisme, se change en question européenne, en la cause de la civilisation ? L’Angleterre a dû évacuer le Soudan, car la France est occupée ailleurs ; l’Italie est plus présomptueuse que puissante ; l’Allemagne ruse ; la Russie se heurte aux frontières de l’Afghanistan : mais on est tellement contrarié, que chacun menace de reprendre l’œuvre qui s’est brisée entre les mains de l’Anglais. Aussi comprend-on bien que la théorie de l’inégalité des races humaines ait facilement trouvé dans un tel état des esprits un ensemble de raisons, un appui qui ne se dément jamais !
II
HAUTE SITUATION DES RACES EUROPÉENNES.
Au fond, il ne serait pas logique de faire un crime irrémissible à la race caucasique, représentée par les nations européennes, de nourrir certaines prétentions de suprématie sur le reste du monde. Dans toute leurs actions, elles sont sincèrement inspirées par la conviction profonde de leur supériorité. De fait, et actuellement, cette supériorité est incontestable. Elles ne pourraient donc guère, tout en ayant conscience, penser différemment qu’elles ne font dans leurs relations avec les autres peuples de l’univers.
« Autant vault l’homme comme il s’estime, » a dit Rabelais, le gai philosophe dont la fine observation perce à travers les gauloiseries, comme un diamant merveilleusement enchâssé brille au milieu des grains de béryl qui le dissimulent. Cela est vrai d’un homme comme une nation comme d’une race. Cette haute estime qu’on a de soi est peut-être le meilleur ressort pour tenir le caractère en éveil : elle érige en principe la confiance en ses propres forces qui est le secret de la domination. Aussi la race blanche domine-t-elle partout. Fière d’une situation qu’aucune autre n’a occupée avant elle, vu l’éclat qu’elle répand sur le globe entier, elle doit trouver naturel que toutes les autres acceptent ses lois et obéissent à sa volonté. Pourquoi serait-il autrement ? C’est elle qui dirige la science, cette science devenue la plus grande autorité, la moins discutée et la plus respectable de celles auxquelles on puisse en appeler. Par elle, les forces secrètes de l’univers, qui paraissaient aux anciens comme autant d’argent surnaturels, produits par une main invisible à l’aide d’un simple fiat, ces forces cachées dans la majesté de la nature ont été une à une découvertes, analysées, discutées, expliquées. L’homme des temps modernes ne désespère nullement d’arriver à une conception exacte de tout ce qu’il voit et touche. Il veut marcher sans évoquer le secours d’aucune lumière divine ; il la relègue dans les rêves de l’absolu !
Avoir produit Newton et Shakespeare, Humboldt et Schiller, Voltaire, Arago, Littré et Lamartine, c’est une gloire qui ne périra pas. Je conviens qu’on a le droit d’en être mille fois plus fier que de l’érection de toutes les pyramides et de tous les Rhamesséums imaginables. Mais là ne s’arrête pas le mérite de la race caucasique. Elle a, de plus, poussé son activité à un degré incalculable dans toutes les conquêtes du monde matériel. Devant elle, les distances se raccourcissent chaque jour. Le fameux périple de Hannon, où il a fallu mettre une année, peut se faire aujourd’hui en moins de quinze jours. A l’aide de la vapeur, cet agent merveilleux qui vient centupler les forces de l’homme, elle a soumis la nature à toutes les expériences qui peuvent se concevoir. Elle perce les montagnes pour y faire passer les trains empanachés, coureurs fous qui vous éblouissent par leur vitesse, emportant les hommes et choses avec une rapidités élevées ! Déjà, par les travaux de Gramme, les expériences des frères Siemens à Berlin, les inventions de M. Trouvé, et tous les essais qui se font en France, en Angleterre, en Allemagne et sur aux Etats-Unis, on peut pressentir le moment où l’électricité, employée comme force motrice, réalisera des vitesses monstrueuses. Elle va encore plus loin, elle monte plus haut. MM. Renard et Krebs semblent avoir résolu la question si épineuse de la direction des ballons. Les fiers aéronautes, audax Japeti genus, vogueront dans le ciel avec plus de sûreté que le fils de Dédale ; ils s’y dirigeront mieux que les antiques Argonautes dans la mer Egée !
Les succès réalisés par l’intelligence et l’activité de la race caucasienne ne se limitent pas à ces découvertes sublimes. Elle attaque la terre en vraie progéniture des géants. Elle défait la géographie du globe pour l’accommoder aux besoins de la civilisation. Elle creuse les isthmes et les transforme en détroits, avec moins d’efforts et moins de temps que l’homme des temps anciens et des pays arriérés ne met à jeter un pont solide sur une rivière de quelque importance. Par le canal de Suez, l’Afrique est devenue une île géante ; par le canal de Panama, qui creuse actuellement, il en sera de même des deux Amériques. Elles vont se détacher matériellement l’un de l’autre, comme elles le sont déjà moralement, depuis un laps de temps séculaire, ayant deux civilisations d’une physionomie distincte : anglo-saxone, d’une part ; latine, de l’autre. Le Mexique restera longtemps encore comme la zone intermédiaire de ces deux courants intellectuels, divers mais non opposés ; mais elle évoluera plus rapidement vers le yankisme américain.
On peut dire hardiment que si la science a deviné un époque reculée, qui a précédé toute les traces historiques et toutes les traditions, où la configuration du globe — transformée subitement par des cataclysmes géologiques ou insensiblement modifiée par la succession des causes actuelles,— présentait d’autres reliefs, d’autres contours dans la délinéation des mers et des continents, nous assistons aujourd’hui à un travail tout aussi gigantesque, mais opéré scientifiquement, volontairement, par la main de l’homme ! Tout cela est l’œuvre des Papin, des Fulton, des Watt, des Stephenson, des Brunel, des Sommeiller et, au-dessus de tous, de Ferdinand de Lesseps, légion fulgurante, éclatant de génie et d’inébranlable audace, appartenant entièrement à la race blanche.
Ce n’est pas tout. Il faut joindre à ces merveilles incomparables un accroissement de richesses dont on ne pouvait avoir idée à aucune époque et dans aucune autre race, avant les temps modernes et la complète évolution du groupe européen. Qu’on parcoure un seul quartier ou arrondissement de la ville de Paris, le rayon qui embrasse le Palais Royal et les grands magasins du Louvre, par exemple, on est sûr de trouver plus de richesses qu’il n’en existe dans l’Afrique entière ! Je ne parle pas de ces richesses naturelles encore enfouies, inemployées, d’où l’Éthiopien de l’avenir pourra tirer d’incalculables ressources pour accélérer son évolution régénératrice ; je vise plutôt les richesses ayant une valeur d’échange et actuellement utilisables, selon la savante distinction des économistes ; car la plus riche mine d’or non exploité, non appropriée à l’usage de l’homme, est une non-valeur économique. Cependant à tout cela, il faudrait mentionner mille autres avantages.
Continuez encore. Ajoutez à tous ces titres, les noms d’Homère, d’Haller, d’Eschyle, de Virgile, de Dante, de Milton, de Gœthe, de Victor Hugo, de Raphaël, de Michel Ange, de Rembrandt, de Delacroix, de Bartholdi, de Mozart, de Rossini, de Meyerbeer, de Gounod, de toute une phalange d’esprits superbes, d’organisations géniales qui brille comme autant de constellations dans l’histoire de la race européenne ! Ajoutez Kant après Descartes, Locke après Pascal, César Cantu avec John Stuart Mill, Spalanzani, Claude Bernard, Koch, Pasteur, Helmholtz, Paul Bret ; ajoutez, ajoutez encore !… Vous n’aurez jamais fini ce décombrement magnifique, liste vraiment glorieuse où l’esprit humain compte ses plus hauts représentants ; chaque revue imposante où l’on se sent le besoin de s’incliner devant chaque figure, altière ou modeste, en proclamant sa grandeur, morte ou vivante, en proclamant son immortalité !
En considérant abstraitement cet ensemble de faits et de circonstances, on parvient aisément à se faire une idée de l’impression psychologique de la race blanche, toutes les fois qu’elle se compare aux hommes de la race monologique ou de la race éthiopique. Rien de plus naturel que le sentiment de légitime orgueil qu’elle en tire. L’on ne conçoit pas qu’il fût différemment, dans une conception aprioristique de l’ordre de choses actuel. Aussi est-ce par fascination involontaire que certains esprits, d’ailleurs très éclairés, en sont venus à croire que les hommes de la race qu’ils représentent sont organiquement supérieurs à tous les autres. Cette croyance a été vulgarisant de plus en plus. Elle a gagné la grande majorité des savants et des philosophes, qui en acceptant la doctrine comme une vérité suffisamment démontrée par l’évidence des faits : ceux-ci, au lieu de la soumettre à une critique méthodique, ne se sont complus qu’à la recherche des moyens propres à la justifier.
Mais tous en reconnaissant la supériorité indéniable de la race caucasique, dans la phase historique que traverse actuellement l’humanité la science ne saurait accepter comme une loi positive des faits qui ne sont que le résultat d’une série d’événements d’ordre contingent, et qui ne se sont constitués que graduellement, avec des oscillations intermittentes et fréquentes. A celui qui veut s’y appuyer, elle fait l’obligation d’étudier les choses plus longuement, plus rationnellement, en suivant la série des transformations par lesquelles ont passés les peuples les plus avancés de ce siècle, avant d’atteindre à leur civilisation contemporaine. Elle ordonne de chercher si, dans le long enchaînement des phénomènes historiques et sociologiques qui retracent l’existence de l’espèce humaine, les faits ont toujours été tels et dans le même ordre que nous les voyons aujourd’hui. Une fois dans cette voie rationnelle, on rencontre immédiatement les vrais principes de critique, le meilleur mode d’appréciation et le plus propre à prémunir l’esprit contre toute conclusion empirique et fautive.
En admirant le superbe faisceau de progrès matériels, intellectuels et moraux réalisés par les peuples de l’Europe ; en contemplant leurs richesses, leurs monuments, les travaux herculéens qu’ils ont accomplis comme autant de merveilles de la civilisation occidentale, plus belle, plus majestueuse que n’a jamais été aucune autre avant elle, le Caucasien peut se croire né pour dominer l’univers. Mais que faut-il pour le ramener au sentiment de la réalité. Il suffira de lui rappeler combien chétifs, ignorants et vicieux ont été ces ancêtres sur cette même terre devenue aujourd’hui le centre des lumières. Quam pater habuit sortem, eam tibi memoret ! pourrait-on lui répéter. C’est à quoi devait consister l’œuvre des savants et surtout des philosophes. Ils sont appelés à savoir qu’il n’y a pas de solution de continuité dans l’œuvre de la civilisation de notre espèce. Chaque race porte sa porte sa pierre à l’édifice. Seulement les unes surpassent les autres en génie et en grandeur, dans les époques successives de l’histoire, à mesure que se développe la longue évolution que l’humanité poursuit depuis des centaines de siècles. Malheureusement, ils n’y ont point pensé. L’excès d’orgueil, la présomption hâtive d’une science encore imparfaite, pour admirable qu’elle soit ont conduit les uns et les autres à se faire le triste écho des opinions vulgaires, dont ils subissent inconsciemment l’influence. Pour ne point se ranger à la vérité, ils aimeront mieux déclarer que les Noirs n’ont point d’histoire sociale et par conséquent n’ont jamais influé sur la marche de l’humanité. Mais de telle vérité qui est niée au XIXe siècle éclatera rayonnante au XXe siècle. Quand bien même elle ne serait pas universellement reconnue, elle attendra encore, sans cesse sûrement, sans précipitations. Elle est patiente, parce qu’elle est éternelle.
Toutefois, il faut dès maintenant l’on convienne de la réalité. La race noire qu’on a systématiquement déclarée inférieur à toutes les autres et frappée, dès le principe, d’une nullité patente et radicale, au point de vue moral comme au point de vue intellectuel, cette race noire a joué au contraire un rôle signalé et décisif dans la destinée de l’espèce humaine, dont elle fut la première à commencer l’évolution civilisatrice et sociale. En un mot, les Noirs, comme toutes les races humaines et mieux que la plupart, ont une histoire pleine de péripéties, il est vrai, mais ayant positivement influé comme elle influe encore sur la marche de l’humanité. C’est ce qui n’est nullement difficile à prouver.
Notes
1. Herbert Spencer, les bases de la morales évolutionniste, p. 206.
2. Emilio Castelar, Las guerras de América y Egypto. Madrid, 1883, p. 120-121.
3. « Que l’occident serre dans les rangs ! » s’écrie M. John Lemoine dans le Journal des Débats du 10 fév. 1885. Toute la presse européenne a fait écho à cette espèce de consigne.
Bonne lecture !
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